chapitre 4

Les jours dès lors se passaient dans une atmosphère irrespirable, chargée par la jalousie de la petite Thúy. Mai Ly s’enfermait dans cette situation d’enfant solitaire, sans parents, sans protection, vivant aux dépens des uns et des autres, échangeant ses maigres forces pour un peu de riz. Les promesses du début s’étaient complètement envolées; depuis plus d’un mois, tous les jours, elle devait se lever de bonne heure pour se rendre au puits du village prendre l’eau, ensuite s’occuper de l’arrosage du jardin ; le soir venu, elle retournait au puits pour ramener l’eau pour la cuisine, le lavage, le nettoyage... L’eau du puits de la maison est trop calcaire et non potable, c’est pourquoi elle devait aller la chercher au puits du village. Le midi, pendant que toute la maisonnée faisait la sieste et se reposait Mai Ly devait nettoyer le carrelage du sol, ensuite le lustrer avec l’huile de noix de coco. Levée à l’aube, à cinq heures du matin jusque tard le soir, elle travaillait sans relâche. Quant à Thúy, elle avait la chance d’aller à l’école et se faisait servir comme la fille de la maison. Au moment de son arrivée dans la famille, il y avait deux personnes pour assurer le service de la maison ; un mois après, ils ont été congédiés et le service n’était plus assuré que par Mai Ly elle-même. Elle faisait pitié à voir, les gens du voisinage de temps à autre lui donnaient un coup de main pour porter l’eau du puits jusqu’à la porte de la villa. A douze ans seulement, Mai Ly devait travailler bien plus qu’un adulte; ses mains et ses pieds étaient complètement abîmés, rongés jusqu’aux ongles par la dureté de l’eau calcaire, à cause des carrelages qu’elle lavait et frottait tous les jours.
Le jour de la rentrée était arrivé mais l’oncle et la tante ne soufflaient mot de l’ancienne promesse. Mai Ly perdit tout espoir, c’est déjà trop tard... il ne lui restait plus qu’à courber l’échine et faire le service de tous les jours. Parce qu’elle ne pouvait errer sans domicile... pour subsister, elle devait échanger ses maigres forces contre un travail bien trop lourd pour son âge. Parfois, devant cette injustice, elle se réfugeait derrière la maison, dans un petit pour pleurer sur sort.
Seigneur, Vous qui êtes là-haut
Venez, regardez-moi ; dites-moi...
Pourquoi? Que m’arrive-t-il?
Dans ma propre famille!
Piétinée et traitée sans pitié...
Au bout de neuf mois de travail sans gages, madame Hòa avait acheté pour Mai Ly une petite paire de boucles d’oreilles et quelques vêtements. A la Fête du Nouvel An, Mai Ly demanda à sa tante la permission de rentrer chez elle au village de Bình-Chánh pour passer la Nouvelle Année. Madame Hòa accéda à la demanda mais elle posa une condition :
- Tu devras laisser la paire de boucles d’oreilles ici ; en cours de chemin, tu pourrais te les faire voler...
En réalité, elle voulait conserver une caution pour faire revenir la fillette.
Mai Ly toucha ses boucles d’oreille comme pour les retenir :
- Ce n’est pas si dangereux, il n’y aura pas de problème, j’en suis sure !
Madame Hòa s’énerva :
- Tu as toujours quelque chose à dire, ce n’est pas possible !
Mai Ly malgré sa jeunesse réfléchit tout de même : Cette paire de boucles d’oreilles... c’est pour mon travail durant ces neuf mois. Non, je dois les garder, cela pourrait me servir !
Madame Hòa regarda fixement Mai Ly qui commença à se rebeller, elle l’apostropha durement :
- Alors, tu me les donnes ces boucles d’oreilles ?
Mai Ly fermement campa sur ses positions :
- Non. Tu me les as donnés ces boucles d’oreille, elles sont à moi, je les garde !
Furieuse, madame Hòa la gifla violemment :
- Espèce d’insolente, vaurienne, tu n’es qu’une petite vermine sans père ni mère, pour t’éduquer et tu oses me tenir tête !  espèce de va-nu pieds, vagabonde des rues!...
Mai Ly immédiatement s’était buté, sa fierté touchée, elle regardait fixement sa tante dans les yeux.. lentement elle défit ses boucles d’oreille, les jeta sur la table et s’en alla sans prononcer une parole.
Elle alla prendre ses affaires, pensant que l’affaire allait en rester là... elle ne comptait pas sur la vilenie de la nature humaine, la tante mortifiée lui emboîta le pas et pour finir alla jusqu‘à lui reprendre les quelques effets personnels qu’elle lui avait acheté dans un jour de bonté !
Mai Ly jeta à terre son maigre paquetage et s’en alla avec le seul habit qu’elle portait sur elle et tout juste vingt piastres qu’elle avait dans la poche. Pourquoi sa vie est-elle donc si malchanceuse, même dans sa propre parenté, elle est mal considérée... Serait-elle née sous une mauvaise étoile ?
Partie de chez sa tante, elle se rendit à la station d’autocars et prit le car pour se rendre à son village natal Bình-Chánh. Assise dans le car, elle avait le cœur lourd: ‘’ Et maintenant ? Chez qui ?... me rendre chez qui... Si je retourne chez mon frère, il va me donner une raclée à me tuer, tant pis, il faudra bien y aller puis on verra bien !...’’. Trop tôt, à son gré... le car arriva à destination, Mai Ly descendit de voiture, elle ne savait toujours pas où aller, où se rendre en premier... Vers qui se tourner ...‘’Tant pis, allons faire un tour, chez l’un puis chez l’autre, d’abord chez l’oncle... puis la tante, après on verra !’’...
Mai Ly dans son habit neuf, bien coiffée, propre et nette avançait sans conviction. Finalement, elle se décida pour la tante Bích, la demi-sœur de son père. Elle y resta une petite demi-heure puis s’en alla pour se rendre chez l’oncle Huỳnh. Elle passa successivement chez les uns et les autres, trois ou quatre familles de la parenté, puis elle revint chez l’oncle benjamin pour jouer avec ses enfants... Partout elle ne rencontrait qu’un regard froid, gêné, tous avaient peur qu’elle ne sollicitât leur aide et un hébergement... Elle se sentait seule, triste et abandonnée; comment se fait-il que dans une famille aussi grande et aussi nombreuse, il n’existe pas un seul membre qui ait ne serait-ce qu’un tout petit sentiment, un reste de compassion : - Décidément, il est hors de question que je retourne chez ma tante. L’esprit préoccupé et chargé de ces pensées moroses, elle regardait jouer les enfants en retenant ses larmes. Soudain, les enfants joyeusement saluèrent l’arrivée de quelqu’un de la famille : - Ah!.. Ha ! C’est tante Trầm qui arrive... c’est formidable, elle nous apporte les étrennes ! Tante Trầm est aussi une demi-sœur de son père (son grand-père avait au total cinq femmes, donc cinq familles, son père avait pas mal de demi-frères et demi-sœurs). Tante Trầm la Troisième est appréciée par tous pour sa générosité; elle vient d’arriver, tous les enfants se précipitent joyeusement vers elle tandis que Mai Ly reste tapie dans son coin sans bouger. Tante Trầm la voit, elle vient vers la fillette et lui prend les mains, elle sursaute :
- Dis-moi Mai Ly, pourquoi es-tu si triste et qu’est-il arrivé à tes mains, ils sont en piteux état ?
Mai Ly à la question posée ne voulait pas répondre, elle enfonça ses mains dans les poches, les larmes aux yeux, elle secoua la tête :
- Il n’y a rien à dire !
La tante continuait :
- Dis-moi, j’ai entendu dire que tu vis chez ta tante et son mari. Il paraît que c’est une famille aisée, c’est bien cela ?
Mai Ly asquiesce de la tête, puis soudain se met à sangloter, tante TrÀm émue ne peut s’empêcher de pleurer elle aussi. Elle regarde ce corps amaigri et ces petites mains, ces petits pieds fragiles boursouflés, rongés par le calcaire de l’eau. Elle caresse tout doucement la tête de l’enfant et lui proposa :
- Viens avec moi à Saigon, je connais une famille qui a besoin de quelqu’un pour s’occuper de deux jeunes enfants.
- Ma tante, est-ce que ces gens-là vont me donner de l’argent pour vivre?
- Bien sûr. Ils vont te donner de l’argent pour le mois, avec d’autres petits à-côtés et aussi de beaux habits pour te vêtir.
- Et que dois-je faire ?
- Eh bien, tu dois conduire les enfants à l’école, aller les chercher à la sortie, leur tenir compagnie, jouer avec eux.
La petite Mai Ly baisse la tête, elle se met à réfléchir et à se demander : ‘’Qu’est-ce ça va être ?... Est-ce qu‘ils vont être gentils avec moi ou plutôt cruels et méchants ?...’’. Tante Trầm devine ses pensées :
- N’aies pas peur Mai Ly ! Tu veux bien venir avec moi ? à quoi penses-tu ? Ne crains rien, je les connais bien ; c’est une famille très gentille et ce sont des gens honnêtes. Tu peux compter dessus.
Mai Ly lève la tête et regarde sa tante avec une leur d’espoir :
- Très bien, je vais aller avec toi, sinon où pourrais-je aller ? Si je retourne chez mon frère, à cause de sa femme, il va encore me battre... Et si cela m’arrive, cette fois-ci, je suis sûre que je me suiciderai !...
Tante Trầm regarde avec compassion cette jeune nièce qui n’a pas beaucoup de chance dans la vie... : ‘’Son destin est vraiment cruel... Plus tard, sera-t-elle aussi démunie ? Dépassant à peine la première décennie de la vie et déjà pensant à se suicider, quelle tristesse !’’. Prenant la main de la fillette, elle lui recommande :
- Prépares tes affaires ; vers la fin de l’après-midi, je passe te prendre pour y aller, ça te va ?
- Oui... mais tu sais, je n’ai rien d’autre que ce que je porte en ce moment !
- Comment ça ? Tu n’as rien d’autre ?
- J’ai encore quelques vêtements, mais ma tante à Bà-Hom m’a interdit de les prendre.
- Bon, eh bien, je demanderai quelques affaires à Yến, elle est de ton âge, exactement ta taille, je pense que cela ira.